QUAND KIJNO SE LAISSA PRENDRE AU JEU DU QUESTIONNAIRE DE PROUST …

Quelques semaines après la mort de l’artiste, le journal LA CROIX DU NORD a publié à nouveau ce précieux
document qui reste d’une grande actualité !

Merci à Marie-Elizabeth Bogucki, la journaliste qui avait recueilli ce témoignage voilà déjà 15 ans, d’avoir
retrouvé ces pages !

Impressionnantes réponses aux questions, qui se transforment parfois en de longs monologues…
Le ton est parfois grave, poétique, amusant, et frôle parfois la colère Tout au moins l’indignation !
Un texte singulier à l’image de ce qu’il fut toujours : franc et loyal !! 

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 « Questionnaire de Proust » avec Ladislas Kino

L’an prochain, c’est chose certaine la cathédrale Notre-Dame de la Treille, église mère du Diocèse de Lille,
sera enfin dotée d’une façade digne de ce nom… Et c’est le peintre contemporain Ladislas Kijno, qui a été choisi pour en dessiner la rosace.

Né en 1921 à Varsovie d’un père polonais et d’une mère française, Kijno passera son enfance dans le bassin
minier du Pas-de-Calais. Après des études à Arras, il suivra des cours de philosophie à la Faculté Catholique de Lille. Mais c’est finalement la voie de la peinture qu’il choisira.

Parmi ses plus grandes réalisations : « La Cène » pour l’église d’Assy, les 30 stèles monumentales pour la
biennale de Venise où il représenta la France en 1980…

Toujours à la recherche du sens du sacré dans l’Art, ses nombreux voyages à l’étranger –Chine, Japon, Ile de
Pâque, Polynésie, etc.- sont parmi les principales sources de son inspiration.

 

Votre rêve ?

Vivre définitivement en Polynésie pour cueillir, à bout de bras, les mangues dans la journée et les étoiles dans
la nuit.

Mourir à l’île de Pâques.
Jouer dans un quatuor à cordes avec Einstein.
Etre le souffleur de Molière.
Coiffeur de la Joconde.
Une pensée de Pascal.
Voler de fleur en fleur comme les papillons bleus.
Faire le trajet, avec les oiseaux migrateurs, du Groënland au Tchad.
Organiser, au Champs Elysées, un défilé de peintre et d’artiste le 29 juillet, jour de la mort de Van
Gogh.

Que la poésie inonde le monde en un énorme déluge comme au temps de Noé.

Qu’est-ce qui vous agace ?

Toujours les critiques d’avant-garde à la Biennale de Venise et à la « Documenta » de Kassel.
Le bruit du métal qui grince sur un morceau de verre ou celui de certains tissus qu’on déchire.
Etre obligé de faire de l’exercice physique.
Ma grande gueule, disons plutôt ma forte voix, mon débit professoral qui en agace plus d’un, quoique je pense
que dans les poubelles de mes paroles, on peut trouver, quelquefois, si l’on fait bien attention, une petite perle qui ne manque pas d’intérêt.

Les gens qui n’ont que le CAC 40 à la bouche et l’argus des tableaux à la main.
La fausse modestie.
Le coloriage des films en noir et blanc.
Les signes extérieurs de richesse.
La langue de bois.
Tout le temps que je consacre à des futilités alors qu’il n’y a pas une minute à perdre. C’est court la vie d’un
homme ! C’est très très court la vie d’un peintre !

Qu’est-ce qui vous fait rire ?

Les critiques d’avant-garde à la Biennale de Venise et à la « Documenta » de Kassel.
Les réponses des enfants de 3 à 5 ans. Exemple : au moment de la mort de Cousteau, un petit gamin répond à un
journaliste qui lui demandait s’il savait qui était le commandant Cousteau : « Oui, oui, je le sais, c’est le monsieur qui met un chapeau rouge pour ne pas attraper de coups de soleil quand il
nage dans la mer avec une bouteille de gaz…. »

Laurel et Hardy.
Coluche, Popeck.
Fernand Raynaud (surtout « Le défilé militaire » et « pourquoi tu tousses, tonton ? »).
Pierre Dac et Francis Blanche dans l’inénarrable sketch du fakir : « Votre Sérénité peut le dire ? »
Les Deschiens.
Les histoires de Cafougnette quand elles sont racontées par un vieux mineur qui connaît bien le patois.

Qu’est-ce qui vous fait peur ?

Les armes biologiques, chimiques et nucléaires. Les Charniers.
La capacité pour notre planète de s’autodétruire. Le savoir qui devient pouvoir.
L’utilisation d’internet par des fascistes, des obsédés, des sadiques et des pervers en tous genres.
Que 1.260 milliards de dollars changent de mains tous les jours pendant que des millions de gens crèvent de faim
ou sont au chômage. Les deux à la fois, bien souvent.

L’intolérance, la violence, toutes les formes d’intégrisme, en particulier quand la religion est utilisée comme
otage de la politique.

La pollution.
L’absence d’humour.
La technologie qui se développe à une vitesse démentielle alors que l’humanité piétine ou, bien souvent,
recule.

Ce qui se passe à nouveau entre la Palestine et Israël, alors qu’il y avait tant d’espoir.
Le sida.


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Qu’est-ce qui vous émeut
?

Les interminables files de malheureux au Rwanda et au Burundi avec cette ribambelle de pauvres gosses
squelettiques autour desquels tournent les mouches.

La modestie des grands chercheurs.
Les vieilles personnes seules dans une piaule au 5ème étage sans ascenseur.
Un clochard devant une vitrine de charcuterie à 12h30.
Les fleurs sur les tombes vraies ou artificielles.
La voix de Barbara Hendricks.
« Le dormeur du val » de Rimbaud
Charlot.
Les jeunes aveugles que je vois passer devant mon atelier et à qui on apprend à se servir d’une canne
blanche.

Le premier oiseau qui chante à la fin de la nuit.
Les gens timides.
Ces inconnus à la gare de l’Est, avec leurs lourdes valises mal ficelées : ils regardent des panneaux
indicateurs qu’ils ne comprennent pas.

L’émotion elle-même.

Qui (ou quoi) d’autre auriez-vous aimé être ?

Peintre de Lascaux.
Broyeur de couleurs pour Piero della Francesca.
Magicien, prestidigitateur, faire sortir des colombes de mon chapeau.
L’orgue de Bach, le clavier de Chopin.
La petite voiture qui se balade sur Mars.
L’auteur du « Cantique des Cantiques ».
Figure de proue du navire de Jean Bart.
Orfèvre de Toutankhâmon.
L’appareil photographique de Nadar.
Assistant de Fellini.
Et, ce qui n’étonnera pas mes amis, prof de philo à Aix-en-Provence.

Diriez-vous que vous avez réussi votre vie ?

Pas du tout. Je ne suis pas une mayonnaise.

Votre passe-temps préféré ?

Lire les formes dans les nuages.
Traduire le Nouveau Testament du grec en latin et inversement.
Consulter des dictionnaires en tous genres.
Jardiner. Et puis, surtout, peindre, peindre, toujours peindre.

La blague que vous n’avez jamais osé faire ?

C’était en 1989, à l’atelier des Tropiques du Musée Gauguin de Tahiti, où le directeur Gilles Artur m’avait
invité. Le jour tombait rapidement et je dessinais les magnifiques feuilles à longs doigts de l’arbre à pain qui avaient tant inspiré Gauguin dans les paréos de ses vahinés et Matisse dans ses
collages. Un inconnu s’approcha doucement de moi et me dit : « Vous êtes bien le fils de Gauguin ? ». J’ai appris par la suite que quelqu’un de mon entourage le lui avait fait croire. J’avoue que
pendant un dixième de seconde, j’ai failli répondre « oui ».


exposition Cannes - Kijno
Votre plus grand regret
?

Ne pas avoir assisté à la prise de la Bastille.
Que ce magnifique sacerdoce qu’est la peinture, tel que nous le concevions aussitôt après la guerre 40, soit
devenu ce répugnant marigot de la spéculation, où les collectionneurs se baladent sur les autoroutes de l’art, avec la cote des tableaux comme aide-mémoire et 40 malins dans le monde qui tirent
les ficelles, en s’en mettant plein les poches.

Votre plus grande fierté ?

Ne pas être tombé dans le piège de cette spéculation dont je parlais précédemment.
Mon père : patriote polonais, Premier prix de violon au Conservatoire de Varsovie, déporté en Sibérie par les
Tsaristes, évadé, mineur dans le Pas-de-Calais, émigré au Canada, gardant l’espoir malgré tout. Je me demande si, psychanalytiquement, je n’ai pas, en quelque sorte, réalisé la vocation
artistique qui avait été son rêve à lui.

Avoir milité avec Angela Davis. Mon amitié avec elle depuis plus de vingt ans.
Ayant traîné mes godasses dans les ruisseaux des corons, qu’on m’ait proposé d’entrer à l’Institut ; ce que j’ai
refusé, ne m’en sentant pas la vocation.

Avoir peint, en 1950, « La cène » de l’église d’Assy, pour le chanoine Devêmy et le Père Couturier ; et réalisé,
en 1997, la rosace de la Cathédrale de Lille, pour Monseigneur Vilnet.

Votre plus grosse gaffe ?

Je ne suis pas, je crois, un gaffeur professionnel. Je gafferais plutôt par excès de tempérament, ce que
j’appelle mon « effet volcan ». Mais, s’il fallait en trouver véritablement une : j’ai fait, en 1957, une terrible gaffe pour mon avenir de peintre, en foutant à la porte un très important
marchand de tableaux américain qui m’offrait un mirifique contrat d’exclusivité : ce n’était pas ma conception de l’art. Il m’a dit : « J’espère que vous ne le regretterez pas ». Je ne l’ai
jamais regretté, mais j’ai l’impression que, lui, ne l’a jamais oublié.

Votre plus grosse colère ?

Je n’ai pas une nature colérique. Simplement, quand je travaille en équipe, par exemple actuellement pour la
rosace de la cathédrale de Lille, il m’arrive de hurler pour redresser la barre. On ne peut pas appeler cela des colères, tout au plus des coups de vent force 9. Cependant, une chose a failli me
mettre véritablement en colère : pendant un débat à la télévision, sur l’OTAN, un des participants, à propos des fantassins de l’armée, a parlé froidement de « manière militaire immédiatement
consommable » (sic).

Quelle trace aimeriez-vous laisser derrière vous ?

Ce n’est pas du tout dans ma démarche de prétendre laisser des traces. Simplement peut-être quelques signes,
quelques hiéroglyphes furtifs, comme les étoiles filantes dans une nuit du mois d’août. Je n’ai malheureusement pas le génie de Rimbaud pour laisser sur la terre et dans le ciel les traces de «
l’homme aux semelles de vent » dont parlait Verlaine.

Votre livre, votre film de l’année ?

Celui de Jean-Pierre Mohen, sur les rites de l’au-delà et l’Hermès défenestré de Salah Stétié. En fait, je ne
lis pratiquement plus, je relis : Rimbaud, mon livre de chevet, et, tout récemment, « Les mémoires d’un touriste » de Stendhal, curieux tour de France, qui n’a pas pris une ride.

Quant aux films, c’est comme pour les livres. Je revois. Ai donc revu avec beaucoup d’émotion la Jeanne d’Arc de
Dreyer, avec Falconetti.

Récemment, qu’est-ce qui vous a le plus révolté ?
Qu’est-ce qui vous a, au contraire, le plus satisfait ?

Les massacres en Algérie. Les génocides. Ces milliers de gens dans le monde, traités moins bien que des bêtes,
ce qui ne nous empêche pas de manger quand nous voyons tout cela à la télévision.

Les attaques contre les Droits de l’Homme. Le racisme, la xénophobie, le nationalisme borné.
La tête en carton de Madame Trautmann présentée sur un plat, sans que nous descendions dans la rue.
Les chômeurs, Vilvoorde, les sans-papiers, les sans-logis, les enfants dont on abuse, qu’on viole, ceux qui
n’ont pas les moyens de manger à la cantine pendant que l’argent tourne à vide sur toutes les places boursières du monde !

Les négationnistes. Le climat malsain créé par les attaques pernicieuses contre la Résistance
française.

Je n’en finis pas de me révolter !
Par contre, ce qui m’a le plus satisfait ces temps derniers, c’est la lutte inlassable, bénévole, de certains
homme, de certaines femme –surtout des femmes- pour la liberté et la dignité de notre planète. Chez les hommes, je ne veux pas manquer de citer Théodore Monod, à 95 ans, prophète du désert et de
la paix, marcheur d’amour. J’ai aussi été très satisfait par la plus grande présence des femmes dans la politique, aux dernières élections.

Le combat où la cause qui vous tient le plus à cœur ?

Le combat de toutes ces personnes dont je viens de parler et auquel j’essaie de m’associer le plus étroitement
possible. Hélas, je vieillis et mes forces faiblissent.

Je tiens aussi, en particulier pour la France et l’Europe, à la cause de la culture et de la connaissance pour
tout le monde, jusqu’aux plus démunis ; sans exception. Un dictionnaire par citoyen. Gauguin dans nos assiettes et Rimbaud dans nos verres ! Avec, c’est évident, un toit, un métier et de quoi
manger tous les jours. Il faudrait ajouter Mozart dans nos usines. Et je voudrais signaler à ce propos le passionnant travail de Jean-Claude Casadesus, avec son orchestre de Lille, pour faire
pénétrer la musique (et de quelle qualité !) des plus hauts lieux du monde jusqu’à la prison de Loos.

Les personnes qui vous ont le plus marqué ?

Il y en a tant. Je suis honteux de faire un choix, mais puisque j’ai accepté de répondre à ce questionnaire
:

Mon père polonais et ma mère française (née à Barlin, près de Béthune) dans leur étonnante aventure
d’émigrés.

Ma femme, hôtesse de l’air rescapée d’un accident d’avion, et qui tient ma vie à bout de bras.
Sur le plan de la création : Germaine Richier, pour moi un des plus grands sculpteurs du monde, sans qui je ne
serais pas ce que je suis.

Paul Gauguin, surtout avec son mystérieux tableau : « D’où venons-nous, que sommes-nous, où allons-nous ?
»

Sur le plan philosophique, métaphysique que je n’ai jamais quitté : l’abbé Wancourt, mon professeur de
philosophie à « La Catho » de Lille pendant la guerre, Jean Grenier, Gabriel Marcel et Nikos Kazantzaki.

 

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